P. Mucius Scaevola

RE, XVI 1, 415-416, n° 7 (auteur : Fr. Münzer) ; pas d’article dans la BNP et G. Niccolini, FTP, p. 8-10.

Sources

D.S., 12, 25, 3 ; D.C., 5, frgt 22, 1 Boissevain ; Fest., p. 104 L., s.v. laeua ; Fest., p. 180 L., s.v. nouem ; Paris, 6, 3, 2 ; Val. Max., 6, 3, 2 et Zonar., 7, 17.

Notice

P. Mucius Scaevola aurait été tribun de la plèbe en 486 mais le cas de ce personnage est des plus insolubles. Son cognomen est d’origine latine et bien attesté tout au long de la République ainsi que sous l’Empire[1] mais on voit mal son sens dans le cas de ce personnage et ce ne peut être qu’un ajout tardif. C’est Valère Maxime qui rapporte qu’un tribun (sans plus de précision sur la nature de ce tribun) du nom de Publius Mutius avait fait brûler vif ses neufs collègues qui se seraient ralliés à Sp. Cassius et qui auraient empêché de compléter le nombre normal de magistrats. Ce passage, outre qu’il permet de dater à peu près le tribun, met en scène plusieurs éléments qui suggèrent qu’il s’agissait d’un tribun de la plèbe : le fait que les tribuns soient en tout au nombre de dix et, surtout, la référence au fait d’avoir empêché le nombre normal de magistrats d’être élu. Cette dernière mention est la plus déterminante puisque l’on sait par Diodore de Sicile et Tite-Live qu’après la chute des décemvirs, des mesures furent prises pour qu’il y ait toujours des tribuns élus et qu’ils fussent au nombre maximal fixé. Si Tite-Live ne précise pas la peine, Diodore de Sicile parle bien, lui, de crémation. Le rapprochement de ces trois textes laisse donc penser que ce Publius Mutius était bien tribun de la plèbe, d’autant que s’y ajoutent les fragments de Dion Cassius et de Zonaras qui, sans mentionner Mucius, parlent bien de neuf tribuns de la plèbe brûlés. Le terme grec employé ne laisse planer aucune ambiguïté puisqu’il s’agit de δήμαρχοι. Toutefois, cette interprétation se heurte à quelques difficultés. D’abord, cette loi date de la chute des décemvirs (soit 449) alors que Mucius est censé avoir été tribun en 486. Si, en 449, on décida de voter cette loi, c’est qu’elle n’existait pas auparavant et Mucius ne put donc s’en prévaloir pour faire mettre à mort ses collègues. Par ailleurs, il est fait mention de dix tribuns. Or, c’est seulement à partir de 457 (selon Tite-Live) et de 449 (pour la première liste de dix tribuns complète qui nous soit parvenue) que l’on a effectivement dix tribuns de la plèbe élus. Encore une fois, Mucius ne put donc avoir fait tuer ses neufs collègues s’il était bien tribun de la plèbe, sauf à accepter l’hypothèse d’A. Momigliano d’un nombre de dix tribuns dès l’origine[2]. Enfin, et ce n’est pas le moins ennuyeux, le nom de Mucius est un nom plébéien et il n’existe pas dans nos sources de plébéiens de ce nom à cette époque. Nous n’avons connaissance que de patriciens légendaires à l’image de C. Mucius Cordus Scaevola.

Pour résoudre ce problème, le texte de Valère Maxime a été rapproché d’un passage de Festus livrant une liste de neuf personnes brûlées liées à un certain Mucius Scaevola. Un pavage blanc commémorait le lieu où elles furent brûlées, près du cirque. Cependant, cette liste de noms correspond très largement à des noms que l’on retrouve dans les fastes consulaires. Cela exclut que l’on soit en présence de plébéiens mais s’accorderait à l’origine patricienne des Mucii légendaires de l’époque. On a donc supposé qu’il avait pu s’agir non pas d’un tribun de la plèbe mais de tribuns militaires ou, comme Lange, y voir de simples curatores tribuum[3]. Une solution se trouve peut-être dans le rapprochement de cette légende avec la condamnation à mort de Sp. Cassius : ce pourrait être des compagnons de Cassius, condamnés en même temps que lui. Comme il était possible d’avoir des doutes sur le fait que Cassius ait été ou non patricien, ce doute a pu également jouer pour ses compagnons — dont ce Mucius au statut délicat à établir — et compliquer encore la transmission de cette histoire[4].

Nous pouvons en tous les cas constater qu’existent deux versions différentes, et inconciliables en l’état, d’une même tradition, assez ancienne et particulièrement mutilée. Cela pourrait s’expliquer par une transmission mal assurée. En effet, nous savons, d’une part, que Festus a emprunté certaines de ses données aux écrits de Verrius Flaccus (et notamment au Rerum memoria dignarum libri). D’autre part, Valère Maxime et Verrius Flaccus furent à peu près contemporains et il est donc tout à fait possible qu’il se soit lui aussi inspiré de ce dernier[5]. Ainsi, ce serait au travers de Verrius Flaccus que ces deux auteurs auraient récupéré une vieille tradition conservant le souvenir de neufs magistrats brûlés et attachée au nom de Mucius (Dion Cassius et Zonaras en montrent la trace). Cette tradition avait peut-être été transmise par les annales des pontifes dont on sait qu’elles furent précisément éditées par P. Mucius Scaevola vers 130. Or, ce même P. Mucius Scaevola fut précisément tribun de la plèbe en 141 et s’illustra alors en mettant en accusation L. Hostilius Tubulus, le prêteur de 142, qui finit par s’empoisonner. C’est sans doute au travers de ces filtres successifs que cette histoire fut récupérée, transformée et transmise. Même si on adopte le point de vue de Frier, qui enlève tout rôle à P. Mucius Scaevola dans l’édition des annales, il reste alors la personnalité centrale de Verrius Flaccus. Il est en tous les cas difficile d’accepter l’existence d’un tel tribun de la plèbe. On peut alors suivre en partie une vieille hypothèse de Niebuhr et suggérer que cet événement particulièrement mal connu témoigne de dissensions au sein du patriciat dont la tradition a cherché à effacer le souvenir[6] ou y voir aussi un élément témoignant de l’importance de la coercition possiblement exercée par un tribun contre ses collègues[7]. Enfin, il est à peu près certain que l’image du Scaevola lié à Porsenna a pu influer également sur les reconstructions de cette histoire[8].

Notes

[1] I. Kajanto, The Latin Cognomina, Helsinki : Societas scientiarum fennica, 1965, p. 105 et p. 243.

[2] A. Momigliano, « Ricerche sulle magistrature romane. III. L’origine del tribunato della plebe », Bullettino della Commissione Archeologica Comunale, 59, 1932, p. 157-177 (= Quarto contributo alla storia degli studi classici e del mondo antico, Rome : Edizioni di storia e letteratura, 1969, p. 304). Cf. notre discussion de cette hypothèse dans le volume publié.

[3] L. Lange, Römische Alterthümer, 1, Einleitung und der Staatsalterthümer erster Theil, Berlin : Weidmann, 3e édition, 1876 (1856), p. 610.

[4] Voir la notice de Sp. Cassius.

[5] Sur Verrius Flaccus source de Festus, voir H. Dahlman, « M. Terentius Varro », RE, suppl. VI, 1247, et les remarques d’E. Badian dans son compte-rendu de l’ouvrage de L. R. Τaylor dans JRS, 52, 1962, p. 204.

[6] B. G. Niebuhr, Histoire romaine, traduit de l’allemand sur la 3e édition par P.-A. de Golbéry, Bruxelles : Société belge de librairie, 1842, 2, p. 160-162. Niebuhr ne revient dessus, avec le témoignage de Valère Maxime, que plus loin, dans Histoire romaine, traduit de l’allemand sur la 3e édition par P.-A. de Golbéry, Bruxelles : Société belge de librairie, 1842, 2, p. 409-412. Il propose donc de séparer en deux versions se rapportant à deux épisodes différents le témoignage des sources, en reconnaissant toutefois qu’il pourrait s’agir d’un seul et même fait et que décider est difficile. Cette seconde hypothèse nous paraît peu convaincante.

[7] En ce sens, F. Stella Maranca, Il Tribunato della plebe dalla lex Hortensia alla lex Cornelia, Rome : L’Erma di Bretschneider, 1967 (reproduction anastatique de l’édition 1901), p. 105.

[8] Liv., 2, 12, 12-13.