L. Verginius

RE, VIII A 2, 1512-1516, n° 7 (auteur : H. Gundel) et G. Niccolini, FTP, p. 28-32.

Sources

Ascon., Corn., p. 77 Clark (= p. 60 Stangl = p. 84 Giarr) ; Ampel., 25, 1-2 ; Cic., fin., 2, 66 ; fin., 5, 64 ; rep., 2, 63 ; D.S., 12, 24, 1-5 ; D.H., 11, 28, 1-5 ; 11, 29 à 11, 31, 2 ; 11, 32, 2-3 ; 11, 33 à 11, 38, 1 ; 11, 40 à 11, 43, 6 ; 11, 46, 3 ; Eutr., 1, 18 ; Flor., epit., 1, 17, (= 1, 24, 1-3) ; Liv., 3, 44, 2-4 ; 3, 45, 1 à 3, 46, 10 ; 3, 47, 1 à 3, 48, 9 ; 3, 49 à 3, 51, 1-13 ; 3, 54, 11-15 ; 3, 56, 1-5 ; 3, 57, 1-6 ; 3, 58, 5-6 ; 3, 58, 10-11 et perioch., 3 ; Pompon., (= D., 1, 2, 2, 24) ; Oros., hist., 2, 13, 6-7 ; Vir. ill., 21, 1-3 et Zonar., 7, 18.

Notice

L. Verginius — père de Virginie — est une des personnalités les plus marquantes qui aient occupé le tribunat de la plèbe au Vesiècle, tout en étant une des plus intrigantes. Son nom est sujet à variation suivant les traditions et il peut soit ne pas être nommé du tout (c’est le cas chez Cicéron et Diodore de Sicile) ; soit n’être connu que par son gentilice (c’est le cas chez L. Ampelius, Eutrope, Florus et Sex. Pomponius) ; soit être appelé Decimus (c’est le cas chez Cicéron) ; soit, enfin, être nommé L. Verginius (c’est le cas chez Cicéron, Denys d’Halicarnasse, Tite-Live et Zonaras). Le nom correct semble bien être L. Verginius même si ces hésitations, ainsi que l’absence de prénom chez certains auteurs, traduisent le fait que la tradition ne lui en connaissait pas d’assuré et que celui de Lucius n’est qu’une fixation tardive à partir d’éléments plus mouvants[1]. L. Verginius appartient à la stirps plébéienne des Verginii, dont l’existence à cette date est probable (voir le cas d’A. Verginius). Cela ne suffit cependant pas à assurer l’historicité de L. Verginius qui reste lié à un épisode aussi emblématique que problématique de l’histoire alto-républicaine de Rome.

En effet, L. Verginius intervient pour la première fois dans les récits historiques que nous avons conservés au moment de l’affaire Virginie[2]. Virginie était sa fille et se trouvait être la fiancée de l’ancien tribun de la plèbe L. Icilius. Or, durant le second décemvirat, le décemvir Ap. Claudius jeta son dévolu sur elle et, pour l’obtenir, demanda à un de ses clients — M. Claudius — de la réclamer comme son esclave en expliquant qu’elle n’était pas réellement la fille de L. Verginius. Deux versions différentes sont ici à isoler. Dans le récit de Diodore de Sicile, il n’est dit nulle part que Verginius était soldat et il semble s’être trouvé à Rome au moment des faits. Il réagit alors immédiatement à la sentence et tua sa fille. Très peu de précisions sur le personnage sont apportées et le récit laisse planer un certain nombre de doutes sur l’origine sociale de cette famille (sans doute parce que Diodore lui-même hésitait entre une famille patricienne et une autre plébéienne). Toutes nos autres sources offrent une version plus développée et en deux temps. Là, L. Verginius était centurion de l’armée de l’Algide. Absent de Rome au moment de la requête en esclavage, il dut à l’intervention de L. Icilius et de P. Numitorius que le jugement fût remis au lendemain. Ces mêmes personnages le firent prévenir et il revint à Rome malgré les tentatives d’Ap. Claudius pour le maintenir à l’armée. Après quelques péripéties, Ap. Claudius se prononça pour l’esclavage de la jeune fille. Les deux versions se rejoignent ici puisque Verginius tua là aussi sa fille. Dans les deux versions, il rejoignit l’armée de l’Algide où il prêcha la révolte contre les décemvirs. Il revint à Rome avec l’armée et s’installa sur l’Aventin. Ce fut le début de la deuxième sécession de la plèbe. Après les différentes péripéties de cette sécession, la réconciliation fut scellée et on décida d’élire à nouveau des tribuns de la plèbe. L. Verginius fit partie de ce premier collège tribunitien élu en 449. C’est durant son année de tribunat qu’il assigna en justice Ap. Claudius, même s’il faut noter que, selon Denys d’Halicarnasse, ce serait plutôt Icilius qui serait à l’origine de cette accusation. Le procès traîna en longueur et Ap. Claudius mourut avant son jugement (certaines sources suggèrent qu’il pourrait s’agir d’un suicide). C’est alors son client, M. Claudius, qui avait réclamé Virginie comme son esclave qui fut à son tour poursuivi en justice mais L. Verginius lui-même le gracia et il fut envoyé en exil à Tibur[3]. Nous perdons ensuite toute trace de L. Verginius.

Le texte de Diodore de Sicile se démarque donc assez radicalement car il présente une version plus brève, dans laquelle l’opposition entre le patriciat et la plèbe n’apparaît que peu et qui permet même de supposer éventuellement que Virginie ne serait pas plébéienne mais patricienne. C’est en particulier tout le problème du sens de l’expression εὐγενοῦς παρθένου chez cet auteur[4]. Ce texte conserve certainement une strate plus ancienne de la tradition sur Virginie, que l’on retrouve en partie chez Cicéron, et qui aurait par la suite été réinterprétée et enrichie pour la faire mieux concorder aux querelles politiques du moment. Il est donc tout à fait possible de relever au travers de ces variantes une formation progressive de la légende entourant L. Verginius et d’établir un classement des auteurs qui la mentionnent d’après l’ancienneté probable des sources qu’ils ont utilisées[5]. Ce classement serait le suivant : Diodore de Sicile et Cicéron ; Sex. Pomponius et Zonaras ; Tite-Live et Denys d’Halicarnasse.

La figure de L. Verginius apparaît donc extrêmement retravaillée puisque d’un récit somme toute assez bref on est passé à une trame considérablement plus complexe et détaillée. La transformation de ce personnage en une figure plébéienne et tribunitienne peut alors s’expliquer comme la résultante de deux phénomènes qui ne sont pas forcément contradictoires. D’une part, nous avons rappelé l’origine étrusque des Verginii patriciens. Or, il a été montré qu’il y avait une certaine permanence de l’influence étrusque à Rome au Ve siècle et que certaines familles romaines, d’origine étrusque, purent pousser à une meilleure reconnaissance et à une plus grande intégration des plébéiens[6]. D’autre part, seule la branche plébéienne des Verginii se perpétua jusqu’à la fin de la République[7]. Si donc, l’enrichissement de la tradition au sujet de L. Verginius est bien le fait de l’annalistique tardive, il était logique, au vu des Verginii qu’ils connaissaient, qu’ils en fassent un plébéien. Dès lors, l’historicité même de ce personnage, à l’inverse de celle d’A. Verginius, est fortement contestable.

Notes

[1] Hypothèse déjà avancée dans R. M. Ogilvie, A Commentary on Livy : Books 1-5, Oxford : Clarendon Press, 1984, p. 479 et p. 495.

[2] Voir Ch. Appleton, « Trois épisodes de l’histoire ancienne de Rome : les Sabines, Lucrèce, Virginie », RD, 1924, p. 193-271 et p. 592-670 ; P. Noailles, « Le procès de Virginie », REL, 1942, p. 106-138 ; J. C. van Oven, « Le procès de Virginie d’après le récit de Tite-Live », RHD, 18, 1950, p. 159-190 ; G. Franciosi, « Il processo di Virginia », Labeo, 7, 1961, p. 20-35 ; C. S. Tomulescu, « Sur la maxime Vindiciae secundum libertatem », Iura, 22, 1971, p. 141-153 ; J. Cels-Saint-Hilaire, « Virginie, la clientèle et la liberté plébéienne : le sens d’un procès », REA, 93, 1-2, 1991, p. 27-37 ; H. Kalnin-Maggiori, « Une uirgo offerte aux dieux et à la libertas », Euphrosyne, 34, 2006, p. 289-302 et la notice de L. Icilius.

[3] Sur ces procès, cf. le chapitre 7 du volume publié.

[4] Cette existence d’une version différente, et sans doute plus ancienne, que l’on peut deviner au travers de certaines sources avait déjà été remarquée par plusieurs auteurs. Outre la notice d’H. Gundel dans la RE, VIII A 2, 1513 et 1531-1532, on se reportera à E. Täubler, Untersuchungen zur Geschichte des Decemvirats und der Zwölftafeln, Berlin : E. Ebering, 1921, p. 21-32 ; K. J. Beloch, Römische Geschichte bis zum Beginn der punischen Kriege, Berlin : W. de Gruyter, 1926, p. 244 ; P. Noailles, Du Droit sacré au droit civil : cours de droit romain approfondi 1941-1942, Paris : Recueil Sirey, 1949, p. 41-44 et R. M. Ogilvie, A Commentary on Livy : Books 1-5, Oxford : Clarendon Press, 1984, p. 447. Voir aussi l’article plus ancien d’A. Kurfess, « Livius de Verginio plebei generis », Mnemosyne, 6, 1938, p. 272.

[5] Cette analyse a d’abord été faite par E. Täubler, Untersuchungen zur Geschichte des Decemvirats und der Zwölftafeln, Berlin : E. Ebering, 1921, p. 14-54 ; et a été reprise par P. Noailles, Cours de droit romain approfondi 1940-1941, Paris, 1941 (polycopié), p. 20-43. Cf. P.-Ch. Ranouil, Recherches sur le patriciat (509-366 av. J.-C.), Paris : Les Belles Lettres, 1975, p. 102-103.

[6] Voir là-dessus, P.-Ch. Ranouil, Recherches sur le patriciat (509-366 av. J.-C.), Paris : Les Belles Lettres, 1975, p. 168-170 et la n. 3 de la p. 169, mais aussi J. Cels-Saint-Hilaire, La République des Tribus : du droit de vote et de ses enjeux aux débuts de la République Romaine (495-300 av. J.-C.), Toulouse : PUM, 1995, p. 308-309.

[7] P.-Ch. Ranouil, Recherches sur le patriciat (509-366 av. J.-C.), Paris : Les Belles Lettres, 1975, p. 174-175 et p. 210-212.