L. Sicinius Dentatus

RE, II A 2, 2189-2190, n° 3 (auteur : Fr. Münzer) et G. Niccolini, FTP, p. 26-27.

Sources

Amm., 25, 3, 13 et 27, 10, 16 ; D.H., 10, 36, 2-6 ; 10, 37 à 10, 40, 2 ; 10, 43, 3 ; 10, 44 à 10, 49 ; 10, 52, 1-3 ; 10, 56, 2 ; 11, 25 à 11, 28, 1 et 11, 44, 1 ; Fest., p. 208 L. s.v. obsidionalis corona ; Gell., 2, 11, 1-3 ; Liv., 3, 43 ; 3, 51, 6-7 et 3, 51, 11-13 ; Paris, 3, 2, 24 ; Plin., nat., 7, 101-102 ; nat., 16, 13-14 et nat., 22, 9 ; Val. Max., 3, 2, 24 et Zonar., 7, 18.

Notice

L. Sicinius Dentatus fait partie de ces personnages quasi mythologiques de l’histoire de la République romaine, ce que trahit le surnom d’« Achille romain » que lui donnèrent Aulu-Gelle ainsi que Festus ou le fait que Niebuhr le comparait à Roland[1]. Son nom n’est pas tout à fait certain car le gentilice varie selon les auteurs[2]. Denys d’Halicarnasse, Tite-Live, Pline l’Ancien, Valère Maxime et son abréviateur, Zonaras l’appellent L. Siccius Dentatus (Tite-Live et Zonaras omettant toutefois le cognomen). Ammien Marcelin et Aulu-Gelle l’appellent L. Sicinius Dentatus. Enfin, les manuscrits de Festus hésitent entre L. Siccius Dentatus et L. Sergius Dentatus. Cette incertitude est révélatrice du statut du personnage et fut la source de nombreuses interrogations. Nous savons que les Siccii sont une gens patricienne d’origine étrusque qui disparût très tôt dans l’histoire de la République romaine et que la confusion était fréquente entre les Siccii patriciens et les Sicinii plébéiens[3]. Il est donc plus judicieux d’estimer que le nom réel de ce personnage fut L. Sicinius Dentatus. Toutefois, Mommsen, dans un article célèbre, défendit l’idée que l’Achille romain était un Siccius et non un Sicinius[4]. Cette affirmation fut rejetée, en particulier par Münzer dans son article de la RE, et il nous semble en effet que la bonne lecture soit Sicinius, même s’il n’existe pas d’arguments autres que logiques en ce sens[5]. Plus intéressante encore est l’hésitation de Festus entre Sicinius et Sergius. Elle trahit le fait que la figure de Dentatus fut précocement rapprochée de celle de M. Sergius Silus, ancêtre de Catilina et combattant héroïque de la deuxième guerre punique. Enfin, son cognomen est curieux puisqu’il exprime une particularité physique : les dents et le fait d’avoir des dents[6]. L’application unanime d’un tel surnom laisse perplexe mais est peut-être issue de traditions anciennes quant à certaines caractéristiques physiques du personnage.

L. Sicinius Dentatus aurait été tribun de la plèbe en 454 et laissa l’impression d’un véritable surhomme. À l’exception de Tite-Live, les différentes sources se livrent à une surenchère très révélatrice quant à ses actions. Pour Aulu-Gelle, il participa à cent vingt combats, ne portait aucune cicatrice dans le dos mais quarante-cinq de face, reçut huit couronnes d’or, une obsidionale, trois murales, quatorze civiques, quatre-vingt-trois colliers, plus de cent soixante bracelets, dix-huit lances, vingt-cinq fois des phalères, d’innombrables dépouilles militaires et fut présent dans neuf triomphes. Pline l’Ancien parle aussi de cent vingt combats, de huit victoires remportées suite à des provocations, des quarante-cinq blessures de face sans une seule dans le dos, de trente-quatre dépouilles ennemis, dix-huit lances, vingt-cinq phalères, quatre-vingt-trois colliers, cent-soixante bracelets, vingt-six couronnes (quatorze civiques, huit d’or, trois murales, une obsidionale) et du fait qu’il accompagna neuf fois des généraux triomphant. Il y ajoute une corbeille de pièces de bronze, dix captifs et vingt bœufs. Valère Maxime s’accorde également sur le chiffre de cent vingt combats, parle de trente-six dépouilles dont huit à l’issue de duels, indique qu’il sauva quatorze de ses concitoyens (soit le nombre des couronnes civiques citées par Aulu-Gelle et Pline), évoque les quarante-cinq cicatrices (toutes de face), rapporte qu’il participa à neuf triomphes et fournit les mêmes chiffres : huit couronnes d’or, quatorze civiques trois murales, une obsidionale, quatre-vingt trois torques, cent-quatre-vingt-dix bracelets, dix-huit lances et vingt-cinq phalères. Festus mentionne cent-vingt combats, huit couronnes d’or, quatorze civiques, trois murales et une obsidionale. Ammien Marcellin est muet sur tout cela, se contentant d’évoquer la bravoure du personnage. Denys d’Halicarnasse, enfin, fait exposer par Dentatus lui-même ses exploits et parle de quatorze couronnes civiques, trois murales, huit dont la nature n’est pas précisée, quatre-vingt-trois colliers d’or, cent soixante bracelets d’or, dix-huit lances et vingt-cinq phalères. Ces chiffres frappent par leur remarquable cohérence jusque dans les moindres détails. Cette concordance ne peut qu’être le signe de l’utilisation d’une source commune, et vraisemblablement écrite, que ces différents auteurs purent consulter. La RE suppose même l’idée d’un monument avec une inscription ce qui, si on s’accorde à reconnaître une certaine historicité au personnage, n’est nullement impossible.

C’est Denys d’Halicarnasse qui nous livre la narration la plus détaillée de son histoire, le présentant comme l’idéal-type du vieil officier, héroïque et beau parleur. Il serait intervenu dès 455, en s’appuyant sur ses mérites guerriers, pour essayer d’obtenir des améliorations économiques et sociales et satisfaire quelques vieilles revendications plébéiennes. Le discours que Denys place alors dans sa bouche ressemble fortement à celui que Tite-Live prête à Sp. Ligustinus et témoigne sans doute d’une réutilisation de cette figure pour élaborer celle de l’Achille romain[7]. Il aurait également joué un rôle dans les accusations portées contre certaines familles patriciennes. Cela ne l’aurait pas empêché, la même année, d’assister les consuls à la tête d’une cohorte de huit cents hommes. En réaction, le consul T. Romilius décida de l’envoyer, lors de la guerre contre les Èques, attaquer le camp ennemi dans des conditions telles que Dentatus avait toutes les chances de mourir. Contre toute attente, il réussit sa mission et, après son retour, il devint tribun de la plèbe, en 454. C’est lors de son tribunat qu’il mit en accusation Romilius à cause de sa perfidie et il obtint sa condamnation. Tite-Live diverge ici fortement puisque, s’il mentionne bien l’action contre Romilius, il ne parle pas de Dentatus et l’attribue à C. Calvius Cicero[8]. Peu rancunier, Romilius se prononça pour l’envoi de la commission en Grèce — une demande plébéienne — et Denys rapporte ainsi un autre discours de Sicinius en sa faveur cette fois, annulant l’amende du procès. L. Sicinius Dentatus apparaît cependant plus loin dans le récit livien qui nous permet de compléter son histoire. En effet, au moment de la chute des décemvirs, alors qu’il se trouvait avec l’armée qui combattait en Sabine, il tint des discours en faveur de la restauration du tribunat à ses soldats. Il fut alors éloigné par ses supérieurs au prétexte d’une mission de reconnaissance mais les hommes qui l’accompagnaient étaient en fait secrètement chargés de le tuer. Il fut assassiné et les décemvirs firent courir le bruit qu’il était tombé dans une embuscade ennemie. La vérité s’ébruita, décrédibilisa les décemvirs et contribua à leur chute.

Au travers de L. Sicinius Dentatus, nous nous trouvons donc face à une figure quasi légendaire et particulièrement retravaillée par l’annalistique, sans doute sous l’influence des Sicinii du dernier siècle de la République[9]. Toutefois, cette reconstruction s’est certainement faite à partir d’un vieux fond commun : les souvenirs d’un soldat particulièrement brave de l’époque archaïque dont rien n’assure qu’il ait été tribun de la plèbe (Tite-Live ne le dit pas). Sur ce fond, deux récits principaux furent bâtis, que l’on trouve chez Denys D’Halicarnasse et chez Tite-Live, en réutilisant les figures historiques postérieures de M. Sergius Silus et de Sp. Ligustinus. A. Klotz a essayé de remettre un peu d’ordre dans la construction de la tradition sur ce personnage. Selon lui, le noyau primordial de l’histoire remonterait à Licinius Macer. Puis, par l’intermédiaire de Varron et d’Ælius Tubero, ce récit aurait été transmis à deux traditions différentes[10] :

  • Verrius Flaccus, Festus, Valère Maxime, Pline, Solinus, Aulu-Gelle et Ammien Marcellin ;
  • Tite-Live et Denys d’Halicarnasse.

C’est ainsi que s’expliqueraient les variantes repérables. Pour autant, l’histoire initiale nous semble bien attestée et, donc authentique.

Notes

[1] Gell., 2, 11, 1 ; Fest., p. 208 L., s.v. obsidionalis corona et B. G. Niebuhr, HR, 2, p. 351.

[2] R. M. Ogilvie, A Commentary on Livy : Books 1-5, Oxford : Clarendon Press, 1984, p. 475-476.

[3] Voir W. Schulze, Zur Geschichte lateinischer Eigennamen, Zürich et Hildesheim : Weidmannsche Buchhandlung, 1904, p. 231, p. 371 et p. 424 ; P.-Ch. Ranouil, Recherches sur le patriciat (509-366 av. J.-C.), Paris : Les Belles Lettres, 1975, p. 90-91 et p. 188-189 et notre présentation des Siccii.

[4] Th. Mommsen, Römische Forschungen, Berlin : Weidmann, 1, 1864, p. 109-112 et n. 88.

[5] B. G. Niebuhr, Histoire romaine, traduit de l’allemand sur la 3e édition par P.-A. de Golbéry, Bruxelles : Société belge de librairie, 1842, 2, p. 350-352 optait déjà pour Sicinius. Voir RE, II A 2, 2189-2190, n° 3, J. Heurgon, Recherches sur l’histoire, la religion et la civilisation de Capoue préromaine des origines à la deuxième guerre punique, Rome : EFR, 1942, p. 274 et J.-Cl. Richard, Les Origines de la plèbe romaine : essai sur la formation du dualisme patricio-plébéien, Rome : EFR, 1978, p. 529-530 qui pensent également qu’il doit être appelé L. Sicinius Dentatus.

[6] I. Kajanto, The Latin Cognomina, Helsinki : Societas scientiarum fennica, 1965, p. 224.

[7] Liv., 42, 34.

[8] Voir sa notice.

[9] Cette idée se trouve chez J. Heurgon, Recherches sur l’histoire, la religion et la civilisation de Capoue préromaine des origines à la deuxième guerre punique, Rome : EFR, 1942, p. 274, avec la bibliographie.

[10] A. Klotz, « L. Siccius Dentatus », Klio, 15, 1940, p. 173-179.